S'abstenir de faire ce qu'on n'est pas sûr de réussir : le dilemme des personnes douées


Souvent les parents s’étonnent de cette attitude : alors que rien ne justifie cette réaction, leur enfant refuse, apparemment de façon soudaine et surprenante, de se livrer à une activité que, jusque-là, il exécutait docilement. Par exemple, il dessinait volontiers : ces dessins n’étaient, certes, pas des œuvres d’art, mais c’étaient des dessins d’enfant tout à fait convenables dans leur catégorie. Un jour, il a sans doute voulu représenter un sujet qui devait lui tenir à cœur et devant son incapacité à concrétiser ce désir, il a définitivement renoncé à toute ambition picturale. Le sujet en question était vraisemblablement hors de sa portée, mais il ne le savait pas. A cette occasion, il se rend compte qu’on lui a raconté des balivernes lorsqu’on admirait ses dessins, en réalité d’une totale maladresse. On ménageait sa susceptibilité en s’adressant à lui comme à un demeuré tout prêt à croire les bêtises qu’on lui raconte. Il a bien de quoi être mortifié.

 

Ce moment où il s’installe dans son refus entêté a pu être provoqué par un infime incident : une remarque un peu moqueuse, une moue un peu critique, ou encore un jugement plus tranché de la part d’une maîtresse énervée ou fatiguée. Il n’en faut pas plus à l’enfant doué pour refuser d’aller plus avant : son regard empreint d’une lucidité nouvelle, mesure le fossé incommensurable qui sépare sa production du résultat idéal qu’il voulait atteindre.

 

On ne le reprendra plus jamais à faire preuve de tant de présomption. Pour lui, ce serait son image toute entière qui serait reflétée dans ce dessin calamiteux, on comprend bien pourquoi il refuse avec tant d’obstination de prendre un tel risque.

 

Quand l’enfant est encore bloqué dans un état de toute puissance sa réaction est plus violente : il déchire son dessin, il n’y en aura plus de traces honteuses, tout a disparu. Rassuré, il savoure son image d’enfant volontaire et déterminé. Il regarde avec pitié les autres enfants qui gribouillent joyeusement, inconscients de leur gaucherie.

 

Le dessin est un exemple, des enfants refusent soudainement d’aller au judo, à la danse, au cours de théâtre ou de musique, même si leur professeur leur trouvait de grandes facilités. Peut-être ces compliments adressés au début leur avaient fait croire qu’ils allaient progresser aussi rapidement que dans d’autres domaines où ils avaient suivi un parcours fulgurant : ainsi ils avaient pu évoluer avec une admirable aisance en arithmétique sitôt qu’ils en avaient saisi les principes. De surcroît, cet exercice qui leur valait des compliments les enchantait. Ils n’avaient pas eu besoin de s’entraîner très longtemps, ils avaient même eu le sentiment qu’ils avaient toujours fait des mathématiques : on leur avait ouvert une porte sur un sujet que, finalement, ils connaissaient déjà sans en avoir conscience. 

 

Pour beaucoup, la lecture a été aussi aisée : ils ne se souviennent même pas de la façon dont ils ont appris à lire et leurs parents non plus. Quand on est doué, lire et calculer sont des activités naturelles, il suffit de s’y intéresser pour pénétrer dans ces univers de pensée. Il devrait en aller de même dans les autres domaines, mais, cette fois, la porte qu’on leur ouvre ne leur permet pas l’accès à une aisance presque immédiate. Ils ne comprennent pas pourquoi le merveilleux enchaînement ne fonctionne plus. 

 

S’ils refusent les activités qui nécessitent un lent apprentissage c’est parce qu’ils ne connaissent pas cette notion. Il avait pourtant bien fallu qu’ils apprennent à marcher, mais c’est un mécanisme réflexe, le jeune enfant vacillant ne se pose pas de question. Néanmoins, on voit des enfants qu’un départ audacieux, suivi d’une chute spectaculaire, a incité à observer quelques semaines d’arrêt avant de repartir à l’assaut de la marche.

 

S’agissant des activités extrascolaires fortement recommandées aux enfants doués afin qu’ils acquièrent enfin le sens de l’effort, on parvient à les convaincre de les reprendre, mais ils se maintiennent souvent en retrait jusqu’au moment où ils se sentent prêts. Ils déploient alors leurs dons particuliers, mais ils peuvent conserver au fond d’eux-mêmes une méfiance têtue.

 

Ils resteraient tout de même en alerte, tout prêts à se retirer dans une position protectrice au cas où ils se révéleraient définitivement médiocres.

 

Inutile de leur demander les raisons de ces réticences, ils sont bien incapables de les discerner : ils n’ont pas très envie de poursuivre cette activité, c’est tout, et ils se souviennent à peine à quel point ils étaient enthousiastes quand ils l’avaient découverte.

 

Cette prudence excessive, ce souci de ne pas s’exposer à l’éventualité d’un échec persistent sous une forme plus discrète et plus rationalisée chez les adultes. Ils sont eux-mêmes surpris quand ils constatent qu’ils remettent éternellement une activité qu’ils doivent impérativement exécuter : on parle de procrastination, mot commode qui recouvre bien des états d’esprit et on ne cherche pas plus avant.

 

Ce pourrait être un processus identique à celui qui fait paraître les enfants doués capricieux et changeants : entreprendre une action qui pourrait tourner au désastre, assister impuissant à l’effondrement de son image et retrouver tout au fond de soi un écho des paroles entendues ou bien qu’on croyait entendre à cause de la véhémence avec laquelle on se les adressait à soi-même : tu es nul, tu n’es pas comme les autres, tu ne vaux rien, tu ne comprends rien, ou bien tout de travers, que fera-t-on de toi qui nous désole tant…

 

Rater une action à l’âge adulte confirmerait la véracité de ces affirmations : même s’il est inconfortable, le report constant de cette activité-là qui pourrait mettre son image en péril reste préférable : il permet de rêver à une réussite idéale et prestigieuse conférant un éclat appréciable à une image de soi souvent malmenée.

 

Quand il s’agit d’une activité  artistique par exemple ne répondant à aucune obligation, l’adulte se résigne plus facilement à refouler le petit pincement au cœur provoqué par ce renoncement. Il se résout à s’installer dans l’inconfort d’une pusillanimité qui lui déplaît, mais le courage lui manque, il ressent encore l’abattement du petit enfant défaillant et maladroit.

 

La situation est plus propice lorsque l’action doit absolument être menée : un bricolage nécessaire par exemple. Après avoir envisagé toutes les catastrophes possibles dans le même temps que tous les prétextes pour se dérober, l’adulte hésitant se met au travail, avec le souci de perfection qui le caractérise et il goûte ensuite infiniment la fierté d’être parvenu à l’œuvre accomplie.

 

Conseils : après un refus subit et apparemment peu justifié de leur part, expliquer aux enfants qu’il existe des domaines où il est nécessaire de s’entraîner avant de parvenir à une réussite satisfaisante. D’ailleurs eux-mêmes s’acharnent parfois quand ils sont poussés par la passion pour l’activité entreprise. On ne peut pas s’en tenir aux activités, même de pur divertissement, ne demandant aucun effort ; c'est en affrontant les obstacles qu'on se construit solidement.

 

Les adultes peuvent s’interroger lucidement sur les raisons de leur refus ou de leur procrastination ; eux aussi ont besoin de courage et de hardiesse.

 

Chronique de Arielle ADDA, psychologue